La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°66  juin 1999

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LA LECTURE, L'OUTIL DE L'ÉCOLIER 
quels sont les écrits qu'on lui destine ? 

Nous sommes entrés dans une classe et y avons prélevé des écrits pour voir… Comprendre ce que l'enseignant a dans la tête quand il introduit dans la classe ces écrits pour s'entraîner, pour informer, pour faire réagir ; ces textes individuels ou collectifs ; ces écrits supports d'échanges en sous groupes ou de réflexion commune A la classe… Biopsie d'une classe de cycle 3 !  
 
 
L'environnement pédagogique 
La classe de Nicole Casier A Janville, petit village industriel de 750 habitants, dans l'Oise, est une classe de cycle 3 :  8 CE2, 3 CM1 et 7 CM2, dont certains sont dans cette classe pour la 3ème année. Les enfants qui la fréquentent sont tous issus de milieu ouvrier, milieu qui a une relation difficile avec l'école : une grosse attente par rapport A la réussite scolaire mais aussi une grande méfiance et parfois même une certaine agressivité (mauvais souvenirs, sentiment d'échec ?), une relation difficile (voire inexistante) avec l'écrit.  
Le souci majeur (la volonté) de l'enseignante est que sa classe puisse être l'endroit privilégié d'une rencontre riche en découvertes de ces enfants avec l'écrit et que l'écrit devienne pour eux un instrument efficace et performant (pour leur scolarité et pour après). 
Une BCD dans l'école et, une fois par trimestre, le passage du bibliobus. 
Dans cette classe, il y a des projets nécessitant l'usage de l'écrit, lecture et écriture : cette année, par exemple, un échange avec une autre classe dans le cadre d'un projet culturel "les racines du futur", mêlant arts plastiques et écriture sur le thème, la mémoire, l'enfant et la guerre. Un journal scolaire est rédigé et paraît régulièrement. 
On y considère que l'apprentissage de la lecture n'est pas terminé et on y "enseigne" la lecture. 
La démarche de l'enseignante privilégie la conscientisation dans l'apprentissage, la coopération, le développement de l'autonomie et la prise en compte du statut de l'enfant : participation des enfants A l'élaboration des bilans, plans de travail, gestion de la classe et de la BCD. 
Dans cette classe on a prélevé pendant 2 semaines (du lundi 1er au vendredi 12 mars 1999) des écrits circulant dans la classe. C'est sur ce corpus que cette observation est réalisée. 

Des activités variées sont proposées : 
- activités systématiques (leçon de lecture) 
- recherches personnelles (débouchant sur des exposés) nécessitant d'analyser des documents, sélectionner les informations utiles et les organiser, les synthétiser 
- présentations de livres ou revues par les enfants, nécessitant de saisir l'essentiel d'un texte, d'exposer un avis personnel et argumenté pour communiquer son point de vue 
- des activités d'acculturation (présentation de livres en réseau par l'enseignante  
- des activités liées A des pratiques sociales : bilans et plans de travail A lire, A écrire, lecture du Journal Des Enfants 
- des projets et des écrits en relation avec la vie, les intérêts et les besoins de la classe 
- des activités d'entraînement sur le logiciel ELMO pour les CE2, sur le logiciel ELSA pour les CM, adopter la modalité de lecture qui convient, anticiper, discriminer finement, augmenter l'empan de lecture, rechercher l'implicite, lire dans l'intertextualité 
- des activités de réflexion sur le fonctionnement de lecteur 
- des moments d'évaluation et d'auto évaluation 
- des activités différenciées, selon le niveau 
- des activités individuelles, de groupe avec tutorat  
  
On peut relever des séquences appelées "lecture" A l'emploi du temps et pour une durée d'environ 4heures/semaine.  
- une séquence hebdomadaire “Leçon de lecture” sur des poèmes A structure facilement repérable : Dans Paris, Eluard (CE2) et Il y a, Apollinaire (CM) avec les différentes parties, découverte, théorisation, exercices et production d'écrit (sur la leçon de lecture au cycle 3, cf. Théo Prat N°6) 
- une séquence lecture quotidienne : présentation par les enfants de livres ou d'articles du JDE (lus et travaillés en BCD et A l'heure d'études ou A la maison) 
- entraînement sur logiciel 

Mais de nombreuses autres séquences nécessitent une activité réelle de lecture. D'autres écrits sont travaillés ou servent de support A l'apprentissage en français (autodictées, grammaire, conjugaison, production d'écrit...), en mathématiques (énoncés de problèmes, consignes d'exercices), en histoire, géographie, sciences, éducation civique (document ou page de manuel), en musique (texte de chanson). 

Une grande diversité d'écrits 
 

Des écrits A lire Des écrits qu’on leur lit ou dont on leur parle :  JDE, exposés, présentation de livres (élèves ou enseignante, des poèmes sur la guerre, par exemple)
Des écrits lus Des écrits produits (enseignante et élèves)
Des écrits courts : énoncés de problème, consignes d'exercices, autodictées... Des écrits longs : textes support de recherche en éducation civique : le recensement, poèmes pour la leçon de lecture, livre de bibliothèque...
Des écrits A lire seuls Des écrits pour lesquels on est accompagné (enseignante, grand)
Des écrits traités en séquence d'apprentissage de lecture - écriture Des écrits non étudiés systématiquement
Écrits pour s'entraîner (ELMO, ELSA) et s'évaluer Écrits choisis librement selon les émotions qu'on veut se donner ou les questions qu'on se pose
 
 
Écrits sociaux (JDE, chanson de Manau, journal scolaire, bilans...) 
 
Écrits "scolaires" (énoncés, textes de grammaire ou orthographe, fiche d'éducation civique sur le recensement...)
Écrits de référence (panneaux collectifs, classeurs personnels) Écrits qui disparaissent
Écrits dont ils sont les destinataires directs : bilans, plans de travail...  Écrits A lectorat élargi : poèmes, JDE, fiche d'éducation civique, problème...
Textes "vrais" ou "fonctionnels" (1) (poèmes, extrait de la chanson de Manau, énoncés de problèmes... ) * Textes "prétextes" (texte de manuel fabriqué pour l'étude de règles grammaticales ou orthographiques...) **
 
Tris selon les supports :
manuels, panneaux, affichages de classe, tableaux, listes, livres de bibliothèque, circuit-court (bilans réécrits par l'enseignante)
 
Tris selon les auteurs : 
écrivains, journalistes, pédagogues (manuels), enfants de la classe (expression écrite, bilans), enfants d'une autre classe (dans le cadre du projet), enseignante de la classe (synthèse des bilans, panneaux...)
Tris selon le type de texte : 
textes narratifs, poétiques, informatifs, explicatifs, de point de vue, prescriptifs (beaucoup de consignes : exercices) 
 
Tris selon qui les apporte et les raisons pour lesquelles ils arrivent dans la classe :
 
enseignante (pour des raisons d'enseignement, pour le thème, pour l'aspect culturel, esthétique,...) élèves (L'avenir est un long passé, chanson contemporaine, apportée pour le thème abordé, la mémoire, et l'auteur, Manau, chanteur de rap, Dans Paris, poème apporté pour montrer qu'ils reconnaissent un fonctionnement textuel déjA étudié...)
 
 
* Texte "vrai" : L'avenir est un long passé (extrait) 
Une pupille noire entourée de blanc. C'est ce que je peux voir devant la glace A présent. Je viens de me lever, il y a quelques instants.  
C'est difficile A dire au fond ce que je ressens. Après la nuit que j'ai passée, dur a été mon réveil. A tout ce que j'ai pu penser avant de trouver le sommeil. A toutes ces idées qui n'ont causé que des problèmes. La réalité et toutes ces images de haine...
** Texte "prétexte"  
Les portes de la classe s'ouvrent une A une et la cour s'anime : c'est l'heure de la récréation. Des enfants courent, d'autres jouent aux billes, d'autres enfin se racontent des histoires. Les maîtres surveillent. La sonnerie retentit. Que c'est court ! Le moment de repos tant attendu est déjA fini et il faut retourner en classe. Les rangs disparaissent l'un après l'autre, la cour redevient vide et silencieuse.
Dans la masse des écrits donnés A lire, différents tris sont possibles qui se recoupent parfois, par ailleurs.  

- Tris selon les fonctions, lire pour : 

 
Textes lus par tous
 
Textes qu’on présente, dont on parle A tous
Textes produits par les enfants
 
S’informer
5
8
8
Apprendre  A lire et A écrire
2
5
18
Communiquer dans la classe avec l’extérieur
-
8
 
19
Avoir des émotions, des images
2+2
4
19
Réfléchir sur ce qu’on fait
2
 -
36
Servir de référence (affichage) 
cahier ou dossier
5
3
-
-
Faire  des exercices  
 - grammaire 
 - orthographe 
 - conjugaison 
 - mathématiques 
 - découverte du monde
 
1
27+1
2
60 (dont 20 problèmes)
2
-
-
 
La catégorie "Réfléchir sur ce qu'on fait" concerne les écrits qui aident A prendre du recul sur ce qu'on vit, ce qu'on sait : élaboration de bilans (le vendredi, individuellement, chacun écrit pour faire le bilan du travail de la semaine, l'enseignante reprend ces bilans, en fait une synthèse écrite qu'elle donne A lire et A débattre le lundi matin suivant pour démarrer la semaine, des priorités y sont décidées, des contrats de travail établis. 

Extraits du bilan de la semaine 10, réécrit par l'enseignante A partir des textes individuels des enfants 
 

Moi, ce que j'ai bien aimé, 
c'est la prévention routière parce que les gendarmes sont venus. 
C'est répondre A Saint- Germain parce que tu lis une image et tu réponds en écriture... 
C'est l'autodictée parce que j'ai eu une bonne note... 
C'est les exposés sur les poissons parce que j'aime les poissons et ma grand-mère, elle en avait... 
Tout compte fait je crois que j'ai réussi ma semaine.
Ces différents tris qui ne se veulent ni scientifiques ni exhaustifs font apparaître une nette volonté de faire entrer les élèves dans la diversité des écrits, de les faire plonger dans un bain d'écrits, de leur faire vivre l'expérience de la fonction sociale et pas seulement scolaire de l'écrit.  
Ils sont A regarder après certaines remarques :  

- un même texte peut entrer dans plusieurs cases (les poèmes, supports de la leçon de lecture / écriture figurent également en catégorie émotions ainsi que l'extrait de la chanson de Manau, travaillé en orthographe) 
- la longueur des textes n'est pas prise en compte 
- les textes présentés A toute la classe ont été lus et travaillés par quelques uns et ne figurent pas dans la colonne "textes lus" 
- les textes des exercices sont souvent courts et répétitifs 
- les textes lus en entraînement sur logiciel ne figurent pas (Ils sont difficilement comptabilisables)  
- les productions de type rédaction de solutions de problèmes ou réponses A des questionnaires ou des consignes ne figurent pas, les prises de notes, non plus. 
 On peut noter également le choix de travailler dans l'interaction lire/écrire : présence de textes qui permettent aux élèves de s'approprier des structures typiques de l'écrit en les utilisant dans leur productions personnelles après les avoir observées et dégagées. 
 

Les handicapés 
Il y a des jambes artificielles. 
Il y a des maisons qui sont cassées et des hommes blessés. 
Il y a des gens souriants et d'autres non. 
Il y a des handicapés souriants et d'autres non. 
Les enfants handicapés resteront toujours handicapés,  
A cause des mines et des guerres et ça continue encore. 
Je ne voudrais pas devenir comme eux.
Une réécriture collective est prévue en s'inspirant de Il y a d'Apollinaire 

Dans cette classe, on lit beaucoup, et on peut même dire que les élèves lisent tout le temps ! ou presque ! Sur 6 heures de classe, 5 au moins se passent avec de l'écrit sous les yeux, que ce soit pour continuer A apprendre A lire, apprendre, s'informer, augmenter ses connaissances, élargir son horizon, confronter des opinions, entrer dans des pratiques sociales, entrer en culture, développer le sens esthétique, et aussi, échanger des points de vue, des interrogations, des émotions, des images, se construire socialement et individuellement. 

La lecture, un outil, un instrument pour tous les apprentissages  
Rappel : Outil, objet fabriqué, utilisé manuellement ou sur une machine pour réaliser une opération déterminée. Élément d'une activité qui n'est qu'un moyen, un instrument. (ex : les statistiques sont un outil indispensable pour une bonne gestion.) 
Ce constat sur le temps passé avec de l'écrit sous les yeux n'est pas sans appeler quelques remarques et quelques interrogations... Et dans les autres classes de cycle 3 ? Et au collège ? Ferait-on le même constat ? Il semble bien que oui... A l'école, la majorité des apprentissages se fait A partir d'un matériau : l'écrit qu'il faut traiter avec un outil : la lecture, pour recueillir des informations, des connaissances, pour exécuter des exercices, pour apprendre le fonctionnement de la langue, pour apprendre des leçons, pour se lire et se relire quand on écrit et réécrit soi-même (textes de création ou réponses A des consignes). L'écrit est le support majeur de l'enseignement, la lecture, l'outil indispensable de l'écolier.  

Sauf en EPS, dessin, musique, et encore ! Il n'est pas exceptionnel que des écrits soient donnés A traiter dans ces séquences (consigne de jeu, texte parlant d'un peintre, d'une technique picturale, d'une période musicale, d'un musicien, paroles de chanson...).  

Sauf dans les activités orales, quand le maître parle ou un camarade, et encore ! car il s'agit la plupart du temps de parler de ce qu'on vient de lire, de ce qu'on est en train de lire : texte de grammaire ou conjugaison ou orthographe A analyser, correction du problème dont on vient de lire l'énoncé, A partir duquel on a rédigé soi-même une solution, et pour lequel il faut lire au tableau éventuellement une autre solution, page de manuel de sciences, document d'histoire A étudier... 

A l'école, donc on apprend majoritairement sur, avec, de l'écrit, il faut traiter de l'écrit, pour apprendre, pour comprendre. D'où, pour les enfants, la nécessité de bien maîtriser cet outil, la lecture, d'en explorer, pour les connaître et pouvoir les exploiter pleinement, toutes les possibilités, faire d'eux des " ouvriers " experts qui sauront le maîtriser, l'utiliser au mieux, sur toutes les diverses caractéristiques du matériau, dans toutes les circonstances. D'où, pour les enseignants, l'obligation de prendre en compte cette nécessité. 

Comment faire ? La question n'est pas nouvelle, on peut essayer d'y réfléchir, de chercher des éléments de réponses… Commençons peut-être par observer nos pratiques 

Enseigne-t-on A lire (et écrire) tous les types de textes y compris les textes typiquement scolaires (consignes, énoncés, pages de manuels...) ? 

En apportant dans la classe une masse considérable d'écrits divers pour familiariser les élèves, les confronter A la diversité des fonctions de l'écrit, toutes les conditions d'un véritable apprentissage pourraient sembler réunies mais, si on ne leur donne pas les moyens de les traiter de façon experte et efficace, ne favorisera-t-on pas alors que ceux qui sont déjA A l'aise ? Nécessité sans doute d'accompagner ces écrits d'un apprentissage de lecture systématique, méthodique, avec programmation, entraînement, évaluation, remédiation..., comme on le pratique pour les textes littéraires ou documentaires. Cela supposerait de les avoir répertoriés, analysés dans leur fonctionnement, pour les théoriser avec les élèves et leur proposer des exercices d'entraînement. 

La question de la nature des aides et de l'autonomie se pose également. Les aides ponctuelles apportées (lecture collective de la consigne, de la page de manuel, tutorat par les "grands "..., au cours desquelles ce sont ceux qui ont déjA les bonnes stratégies qui répondent) permettent certainement A l'élève en difficulté en lecture de réussir son exercice de maths ou de conjugaison et donnent l'illusion qu'il a compris la consigne mais lui permettent-elles vraiment d'être autonome par la suite devant d'autres consignes ? devant tout autre type de consigne ? 

Une autre question se pose aussi sur l'évaluation du travail écrit. Qu'évalue-t-on effectivement ? Les connaissances, les savoirs de l'élève seulement dans telle discipline ? Prend-on en compte la compréhension de la consigne ou du document A traiter ? 

Comment faire pour que les enfants se sentent les destinataires de tous ces écrits ? quel " sens " donnent-ils A l'activité lecture A l'école ? Leur fait-on bien prendre conscience de la nature et des enjeux de l'écrit qu'on leur donne A traiter ? Comment les aider A opérer cette prise de conscience ? 

Faut-il attendre le cycle 3 pour que soit fait ce travail d'enseignement systématique de tous les écrits ? 
 
 

(1) pour la définition de la fonctionnalité des textes supports A l'enseignement  
de la lecture, (Cf. A.L. n°19, sept. 87, pp. 28-32) 
 

 
Jo Mourey