La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°67 septembre 1999

___________________

 
 

L'ÉCRITURE POUR LEVER LES VOILES  
 ou  Quand des travailleurs sociaux s'interrogent sur leur rôle  
dans l'écriture du contrat d'insertion 

Des travailleurs sociaux, chargés d’assister les bénéficiaires de RMI dans la rédaction de leur demande, interrogent leur fonction professionnelle : «Quel est le rôle du référent social A l’intérieur de ce contrat ? Un simple transcripteur ? Une aide A la rédaction ?» Pour Yvanne Chenouf, derrière cette préoccupation, se lit la question de l’écriture A laquelle se lient d’autres questions comme celle de la situation d’entretien entre le travailleur social et le demandeur de contrat d’insertion.

Une fonction dite «sociale»  
Dans La Misère du Monde, Pierre Bourdieu évoque les contours de ce genre de situation :  
«On comprend que les petits fonctionnaires, et tout spécialement ceux d’entre eux qui sont chargés de remplir les fonctions dites «sociales», c’est-A-dire de compenser, sans disposer de tous les moyens nécessaires, les effets et les carences les plus intolérables de la logique du marché, policiers et magistrats subalternes, assistantes sociales, éducateurs et même, de plus en plus, instituteurs et professeurs, aient le sentiment d’être abandonnés, sinon désavoués, dans leur effort pour affronter la misère matérielle et morale qui est la seule conséquence certaine de la Realpolitik économiquement légitimée. Ils vivent les contradictions d’un Etat dont la main droite ne sait plus, ou pire, ne veut plus, ce que fait la main gauche… (…)    
Plus profondément, c’est la définition même des fonctions de cette «bureaucratie de base» qui se trouve profondément transformée par la substitution, dans le domaine du logement, mais aussi ailleurs, avec par exemple le Revenu minimum, de l’aide directe A la personne aux anciennes formes d’aide au service, dont on a bien montré qu’elles ont des conséquences tout A fait différentes : en parfaite conformité avec la vision libérale, l’aide directe «réduit la solidarité A une simple allocation financière» et vise seulement A permettre de consommer (ou A inciter A consommer davantage), sans chercher A orienter ou A structurer la consommation. On passe (…) A une charité d’Etat destinée, comme au bon temps de la philanthropie religieuse, aux «pauvres méritants». Les formes nouvelles que revêt l’action de l’Etat contribuent ainsi, avec l’affaiblissement du syndicalisme et des instances mobilisatrices, A la transformation du peuple (potentiellement) mobilisé en un agrégat hétérogène de pauvres atomisés, d’ «exclus», comme les appelle le discours officiel, que l’on évoque surtout (sinon exclusivement) lorsqu’ils «posent des problèmes» ou pour rappeler aux « nantis » le privilège que constitue la possession d’un emploi permanent.» (1) 

Quatre illustrations 
Ces pauvres plus ou moins méritants, on peut les retrouver A la lecture de quelques contrats d’insertion. 

Une pauvre méritante ou le contrat comme témoin de l’évolution d’une situation et de la dynamique nécessaire pour réussir professionnellement son projet malgré des conditions de santé pénalisantes : 

Mme V., ex cadre, autodidacte est amenée A établir plusieurs contrats pour vivre et faire vivre ses deux filles : 
 

« Je souhaite aujourd’hui pouvoir remplir une fonction de salariée et non plus d’indépendante afin que ma vie professionnelle corresponde A des conditions de vie dictées par une santé précaire tout en me permettant de faire face A mes obligations et contraintes de mère célibataire. »
  

La demande de dépendance est clairement formulée au cœur du texte «non plus d’indépendante», deux adverbes qui nient un état autrefois choisi (ce que révèle l’adverbe aujourd’hui) ; ce souhait de renoncement organise tout le texte : assujettissement exprimé par le participe passé dictées, par les deux noms au pluriel, étroitement liés par le même déterminant mes : obligations et contraintes et par l’expression faire face. La vie est par deux fois évoquée, sur le plan professionnel (vie professionnelle) et sur le plan matériel (conditions de vie), vie que vient directement menacer l’expression santé précaire, un état qu’aggrave encore la situation de mère célibataire placé en fin de demande, comme une signature. Le texte qui s’était ouvert par le pronom Je se ferme sur une autre définition de soi, mère célibataire : une fonction, une situation sociale qui éclipsent la notion de sujet : Mme V. est acculée A ne plus se présenter qu’A travers ses obligations, A ne plus préserver son existence que pour remplir ces obligations. Aujourd’hui : l’adverbe situe la personne dans le provisoire (en même temps que dans la précarité). Le contrat conduit effectivement le demandeur A se définir en temps limité, imprécis, A réduire sa voilure, affaler tout désir de réalisation de soi. Le référent social qui accompagne cette demande va peser dessus, directement ou indirectement, influençant (même involontairement) un lecteur au profil flou comme on le devine dans cet extrait qui accorde un statut méritant A Mme V. : 
 

L’axe du second contrat sera de poursuivre très régulièrement le suivi santé.  
Parallèlement A cela, Mme V. va effectuer un stage…  
Mme V. pourra enfin développer les pistes de recherche d’emploi qui font partie du projet qu’elle a élaboré.
  

Deux domaines sont mis en évidence : la santé et le projet professionnel, tous deux valorisés par le référent. 
La santé est désignée par «suivi santé» indiquant un processus en cours, sérieusement assumé : le verbe poursuivre indique la continuité, de même que le futur du verbe être (sera). Deux adverbes renforcent le mérite: très et régulièrement. Comme si ce n’était pas la seule priorité, un autre adverbe, Parallèlement, montre que tous les contractants, pour être méritants, doivent afficher deux vies et même trois pour Mme V. : santé, stage et recherche d’emploi. Comment le référent social pourrait-il faire autre chose que de s’associer A cette demande, que de la soutenir : Mme V. développe, donc elle est en route, elle ne se limite pas A ça puisque la recherche d’emploi fait partie du projet, elle est maître de ce projet puisqu’elle l’a élaboré autour d’un axe, le premier mot de l’extrait. L’adverbe enfin, manifeste comme une impatience ou une désapprobation, en tout cas un net parti pris de celui qui tient la plume et qui transmet ici bien plus qu’une demande, il l’appuie. 

A la 6ème demande de renouvellement de contrat, Mme V. doit encore se justifier, en tant que mère plus que méritante. Comme pour mieux attirer l’attention sur elle, intériorisation de l’absence de valeur que confère l’aspect dévalorisant de cette démarche, Mme V. « utilise » ses enfants dont la vie se passe normalement et même de façon plus que satisfaisante : leur mérite ne doit-il pas normalement rejaillir sur le sien ? L’école va servir de preuve : 
 

La scolarité de mes deux enfants, J. (12 ans) en 6ème et J. (15 ans) en 2nde se passe normalement et même de façon plus que satisfaisante (18,5 de moyenne générale pour J. par exemple).
  

La dépendance, reconnue A la première demande, n’a fait que croître jusqu’A la 6ème rédaction puisque la femme, réduite A l’état de mère, finit par s’en remettre A la réussite de ses enfants. 

Un pauvre méritant  
M. A., artiste de Rap, doit, lui aussi, en passer par la justification malgré un parcours long et riche (doubles participes présents dans les premières lignes : (ayant fini, ayant obtenu) parcours qui l’oblige A se situer dans l’instant comme l’indique le premier adverbe Actuellement même si tous les passés composés démontrent une activité continue et variée (je me suis lancé, j’ai sorti, on a tournée, j’ai participé, je suis parti, j’ai monté, j’ai enregistré, j’ai adopté, j’ai démarché, j’ai joué, j’ai rencontré, j’ai inclus). Succession qui risque pourtant de ne rien prouver de son investissement comme on peut le lire dans l’extrait sélectionné : 
 

Actuellement, ayant fini mes études, ayant obtenu un DEUG et une licence de droit, je me suis lancé dans une carrière artistique en tant qu’auteur interprète. Je suis dans le milieu Hip  
Hop (RAP) depuis 1988 en tant qu’amateur et ce n’est qu’en 1996 que je suis dans le circuit « professionnelle » tous en étant encore qu’amateur. J’ai sorti un single auto-produit en 1996 avec mon groupe GLS on a tournée dans toute la France ainsi que quelques FNAC dans le cadre de la promotion. Et j’ai participé au single de DB chanteur de soul… En 1997, en avril précisément, je suis parti de mon groupe pour des raisons artistiques. J’ai monté en juin 1997 le collectif CP avec E. G., S., D., E. J’ai enregistré une maquette de 16 titres au studio H. sous le pseudo de F. K. non d’artiste que j’ai adopté. J’ai démarché cet été après être revenu de Lisbonne où j’ai joué dans le cadre de l’Expo Universelle 98. J’ai rencontré E. S., directeur artistique du label D. C./Sony Music qui m’a proposé la compilation (P. R.) où j’ai inclus un morceau avec E. G., qui s’intitule « Rien A Prouver »…
  

Tout, la notation rigoureuse des années (en avril précisément), la variété du vocabulaire professionnel (noms de produits et noms d’artistes), la précision du parcours de cette carrière, montre l’investissement et le fait que, visiblement, M. A. n’a rien A prouver…, ce qui est pourtant le titre du morceau de musique qu’il affiche… 
Quelques signes disent que le demandeur a sans doute intériorisé l’illégitimité de son statut : «professionnelle» entre guillemets, en tant qu’amateur cité deux fois et la faute d’orthographe non d’artiste…  

Les mots du référent ne vont pas être de trop pour appuyer la demande de M. A., plus que méritant comme on peut le lire entre les lignes : 
 

Cette aide couronnerait le gros travail fourni depuis plusieurs mois par M. A. qui, par ailleurs, cherche activement un emploi A temps partiel pour s’assumer en dehors de ses temps d’engagement artistique.
  

Le verbe couronner suggère une consécration que viendrait justement récompenser un travail présenté comme très important «le gros travail fourni», suivi par une expression de temps «depuis plusieurs mois». Et, dans la tradition des contractants, un par ailleurs, suivi un peu plus loin par un en dehors confirment la double vie A laquelle sont contraints les demandeurs de contrats. Et pourtant M. A. est méritant lui qui recherche activement, un autre travail que celui qui l’intéresse, un emploi A temps partiel, parallèle A ses temps d’engagement, au pluriel, pour en redoubler la force, le mérite. Mme V. faisait face, M. A. s’assume : le mérite consiste ici A savoir rester digne de soi. 

Une pauvre qui ne mérite pas ça ou de l’expression de la maladie mentale dans un contrat d’insertion. 
Melle M. n’est pas dupe de son état et des points négatifs qu’il risque d’apporter A sa demande. Elle cherche A influencer son lecteur, A le capter, en misant sur son honnêteté : 
 

C’est très dense ce que je vais vous décrire concernant mes axes mais c’est assez pratique et directe A la fois. J’ai une aspiration qui devra se faire également qui est de partir de Marseille définitivement dans trois ans au moins au maximum.
  

Melle M. s’adresse A quelqu’un d’inconnu qu’elle sent soupçonneux. Elle va essayer de l’informer (ce que je vais vous décrire) sur ce qu’il doit ignorer pour être ainsi dans le doute sans abuser de son temps (dense mais assez pratique et directe) dont on se doute, sans le connaître, qu’il est précieux. On a beau être sur le théâtre de représentations, on n’en est pas moins dans le jeu cruel des jeux de positions sociales. On retrouve dans ce court extrait la double dimension d’une vie précaire (A la fois, également). La demande devient aspiration, mot A la double connotation qui, ici, a tendance A n’en prendre plus qu’une (être aspirée) lorsque le verbe est relié A un autre verbe parti. Et voilA le contrat d’insertion qui devient contrat de désertion (partir de Marseille définitivement) dans un délai qui ne supporte pas d’être modifié, ni plus court (au moins), ni plus long (au maximum). 
 

Ayant subi deux années 94 et 95 des plus difficiles que j’ai eu A supporter depuis longtemps malgré une vie depuis A ma naissance quasiment malheureuse, j’ai beaucoup de retard consécutif A ces deux années de mauvaise conjoncture et non pas A un laxisme car j’ai fait plus d’efforts que je n’ai obtenu de résultats et tous les domaines de ma vie auraient pu être infructueux si je n’avais pas eu un soutien constant par voie médicamenteuse (psychotropes).
  

Le temps (deux années, depuis longtemps, depuis ma naissance…) a concentré quantité de douleurs (plus difficiles, quasiment malheureuse, beaucoup de retard, plus d’efforts…) que la contractante se voit obligée de préciser par accumulation d’adverbes. Les mots insistent sur cette douleur (subir, supporter, malheureuse, mauvaise conjoncture, infructueux…) Le mot conjoncture rappelle l’étroitesse du temps dans laquelle se situe tous les demandeurs tandis que le mot laxisme, précédé par une locution adverbiale négative (non pas) aborde directement la question du manque de confiance (plus d’efforts que je n’ai obtenu de résultats). Faire pitié A l’autre, A l’écoute si austère, c’est finir par se faire pitié, se répandre, se déserter soi-même. 

Le débordement (envahissement de la demande) de Melle M. qui s’adresse sur une longue lettre A la CLI incite le référent A prendre une distance dans le soutien attendu, soutien inconditionnel dans les deux cas précédents: 
 

Melle M. en phase de convalescence, sollicite l’aide d’une travailleuse familiale qui puisse la seconder tant au plan matériel (ménage…) que personnel. L’association « Aide aux mères » en la personne de Mme X. est favorable A une intervention.
  

Le référent se fait le porte-parole (le traducteur ?) «Melle M. sollicite…». Plus de enfin, de couronnerait de très régulièrement… comme pour les deux autres personnes ; Melle est seule, juste acceptée dans sa demande par Mme X (favorable). 
Mme V. avait, elle, bénéficié d’un tout autre accompagnement : 
 

Les problèmes de fatigue occasionnés par l’état de santé de Mme V., son investissement sur ses projets professionnels ainsi que des problèmes de santé récents de J. qui mobilisent beaucoup Mme V. nous amènent A solliciter l’intervention d’une travailleuse familiale de l’association « Aide aux mères » pour soulager Mme V. dans cette période difficile. 
  

Mme V. ne sollicitait pas, on sollicitait pour elle «nous sollicitons» ; elle ne sollicitait pas l’aide de quelqu’un pour la seconder «tant au plan matériel – ménage…- que professionnel» mais pour la soulager «dans cette période difficile» ; Mme V. n’était pas en convalescence mais accablée de problèmes de santé (les siens, ceux de sa fille), supportant un investissement sur des projets professionnels qui la mobilisent beaucoup. 

Un pauvre qui ne mérite pas ou de la difficulté A percevoir la limite entre démarche artistique et processus de désinsertion sociale, voire de destruction psychologique. 
M. L. dépasse-t-il les limites ? On semble le lui reprocher dans les commentaires accompagnant son dossier : 
 

M.. L. demande A pouvoir bénéficier encore de temps pour prendre de la distance et maturer un éventuel projet professionnel [métiers du théâtre].  
Parallèlement, il est susceptible, si ses démarches du moment aboutissent, d’occuper des emplois saisonniers de ramassage de fruits.
  

Demander n’est pas solliciter : il y a, dans le premier verbe de la fermeté, une réclamation de droit, tandis que dans le deuxième verbe, on décèle une déférence, une certaine soumission A une autorité. Le encore suggère que M. L., abuse d’autant plus que son projet professionnel est éventuel, qu’il est immature et que le demandeur souhaite, en plus, prendre, avec ce projet, des distances «prendre de la distance et maturer». L’immaturité de M. L est loin de l’investissement de Mme V., de l’élaboration d’un projet, d’un nécessaire couronnement. La distance est de mise puisque le référent parle de quelqu’un de susceptible d’occuper (non pas de rechercher) des emplois saisonniers (on ne s’inscrit pas dans la durée), si ses démarche du moment aboutissent… fragile, la bonne volonté de M. L. qui ne bénéficie pas de verbe pronominal (s’assumer, s’investir) mais de verbes qui engagent les autres : demander, bénéficier, prendre, occuper… Le conditionnel, ici, renforce le soupçon, la méfiance de l’auditeur, du lecteur : il y a du chantage dans l’air. Donnant, donnant. 
Ce qui rapproche M. L. des autres c’est le parallèlement qui montre que tous ces gens sont sur les mêmes rails : des parallèles. 

M. L. se rend-il compte de la distance qui est prise avec lui ? Probablement si l’on s’en réfère A la demande qu’il adresse en retour et qui montre que, non seulement il semble avoir compris la situation mais qu’il en joue, qu’il se joue peut-être des destinataires de ses projets qu’il nomme vous, comme Melle M. «ce que je vais vous dire…». 
 

Contrairement A ce que je vous aurais laissé penser, je n’apprécie que modérément l’inactivité et j’ai donc décidé de me lancer dans la fabrication de hamacs pour le plus grand plaisir de mes amis mais pas encore de mon portefeuille.
  

Avec le Contrairement, on entre dans un dialogue invisible mais dans lequel l’émetteur s’installe. Suit le conditionnel je vous aurais laissé penser…, si plein de doutes insinuants. Quant au modérément, ce n’est pas un démenti d’un laxisme supposé, juste une atténuation ; le reste étant laissé A l’appréciation des lecteurs flous que ce texte interpelle ironiquement (le plaisir de mes amis… n’attire pas la pitié et pas encore de mon portefeuille accepte la charité. Mr L. ayant découvert les règles du jeu va voir s’appliquer la loi dans le plus strict des arbitrages : il sera convoqué par la commission locale d’insertion. L’ordre se rappelle toujours A ceux qui le menacent. 

Les risques de l’écoute individuelle 
Lorsque des travailleurs sociaux nous ont demandé comment aider des bénéficiaires du RMI A rédiger leur contrat, nous n’avons pas répondu par des techniques de rédaction mais par quelques bases d’écriture A commencer par la prise en compte du destinataire. Or, ici, les « prétendants » au contrat d’insertion s’adressent A des lecteurs indéterminés, dans des cadres A la fois étriqués et vagues. Soit leur demande est anonyme (anonymat de l’administration), soit Madame, Monsieur, Mademoiselle, deviennent des formules aussi impersonnelles que les destinataires qu’elles recouvrent.  
Le référent devient alors le seul représentant visible, c’est lui qui engage le jeu, un jeu dont il paraît être le seul A détenir les règles, A les cautionner voire A les décider. Comment ne pas donner raison A ce sentiment, comment aider les demandeurs de RMI A ne pas se laisser encoder par le cadre étroit et rigoureux du contrat, comment éviter qu’ils entrent dans le piège de dépendance et de sollicitude qu’on leur tend, leur faisant croire qu’ils sont individuellement demandeurs d’aide alors que c’est la société qui en a besoin : étant donnée son incapacité A organiser l’emploi, les soins, la formation… c’est bien elle qui est en train de déraper. C’est encore Pierre Bourdieu, dans le combat intransigeant qu’il mène contre les mécanismes économiques et sociaux créateurs de douleurs, qui peut nous encourager A mieux comprendre où sont nos marches de manœuvres : «Tenter de se situer en pensée A la place que l’enquêté occupe dans l’espace social pour le nécessiter en l’interrogeant A partir de ce point et pour (en) prendre en quelque sorte son parti (au sens ou Francis Ponge parlait de «parti pris des choses»), ce n’est pas opérer la «projection de soi en autrui» dont parlent les phénoménologues. C’est se donner une compréhension générique et génétique de ce qu’il est, fondée sur la maîtrise (théorique ou pratique) des conditions sociales dont il est le produit : maîtrise des conditions d’existence et des mécanismes sociaux dont les effets s’exercent sur l’ensemble de la catégorie dont il fait partie (celle des lycéens, des ouvriers qualifiés, des magistrats, etc.) et maîtrise des conditionnements inséparablement psychiques et sociaux associés A sa position et A sa trajectoire particulière dans l’espace social. (…) il faut poser que comprendre et expliquer ne font qu’un.» (2) 

La dissymétrie de position entre le référent social qui enregistre la demande (la transmet, validée ou invalidée) et le demandeur qui devient solliciteur, se double d’une dissymétrie sociale qui rend l’écoute difficile : si la parole est toujours exceptionnelle pour celui qui l’émet et qui trouve lA l’occasion de s’expliquer les choses A lui-même mais aussi l’occasion de s’expliquer face A la société, elle risque d’apparaître monotone et de perdre de l’intérêt pour l’auditeur, constamment confronté A des «histoires similaires». L’échange est social. Il est tramé de ces structures invisibles mais puissantes qui établissent des positions hiérarchiques, distribuent des parts de légitimité ou d’illégitimité, décident des paroles autorisées ou interdites. L’ignorer c’est transformer l’entretien en formalité où l’attention est déterminée par des grilles préconçues qui ne permettent plus d’écouter que ce qu’on sait déjA entendre  : «Nous avons tous entendu ces récits de conflits de succession ou de voisinage, de difficultés scolaires ou de rivalités de bureau que nous appréhendons A travers des catégories de perception qui, en réduisant le personnel A l’impersonnel, le drame singulier au fait divers, permettent une sorte d’économie de pensée, d’intérêt, d’affect, bref, de compréhension. Et lors même que l’on mobilise toutes les ressources de la vigilance professionnelle et de la sympathie personnelle, on a peine A s’arracher A l’assoupissement de l’attention que favorise l’illusion du déjA-vu et du déjA-entendu pour entrer dans la singularité de l’histoire d’une vie et tenter de comprendre A la fois dans leur unicité et leur généralité les drames d’une existence. (…) Ce que le «on», philosophiquement stigmatisé et littérairement déconsidéré, que nous sommes tous tente de dire, avec ses moyens, désespérément «inauthentiques», est sans doute, pour les «je» que nous croyons être, par la plus commune des revendications de singularité, ce qu’il y a de plus difficile A écouter.» (3) 
Ecouter quelqu’un, dans ce cas, c’est l’aider A entendre, derrière la conjoncture que sa propre situation révèle, la structure qui la produit. C’est pourquoi, des temps de travail collectifs, entre référents sociaux et contractants, sont-ils imaginables : ils permettraient de s’attaquer A un ensemble de situations et de trouver communément des moyens d’y faire face. Les individus, rompant l’isolement, pourraient ne plus être livrés sans défense A un interlocuteur qui, pour être indéfini, n’en est pas moins mandaté par un système social parfaitement identifiable. Echapper A cette convention fictive entre celui qui subit une véritable intrusion dans sa propre vie et un fonctionnaire chargé implicitement de donner bonne conscience A son administration supérieure en établissant une pré-sélection : un marché de dupes ou le référent s’en sort avec le seul bénéfice du doute tandis que le demandeur est l’éternel présumé coupable, parfois acquitté pour bonne conduite. Non. Sursitaire. 

Les risques de l’écriture 
Deux personnes écrivent sur le contrat d’insertion avec un statut inégal, directement, sans réécriture. C’est la deuxième base que nous avons posée. Si le référent se pose la question de sa place dans cette écriture, il peut se la poser en réfléchissant A la valeur donnée A la parole de son interlocuteur quand elle est transmise sous la forme d’un premier jet, accompagnée par une autre expression spontanée, celle du référent : aucun filtre ne sépare ce qui s’agglutine dans le langage oral (répétitions, imprécisions, humeurs, contradictions…) puisqu’A l’oral on ne sait pas encore ce qu’on veut dire, on le cherche. La parole du bénéficiaire apparaît souvent comme illisible (la complexité d’une existence ne s’exprime pas en quelques lignes, sans construction, sans possibilité de retour sur ce qu’on laisse instinctivement échapper) ; l’écriture du référent prend alors le statut de grille de lecture avec le risque «de laisser jouer librement le jeu de la lecture, c’est-A-dire de la construction spontanée, pour ne pas dire sauvage, que chaque lecteur fait nécessairement subir aux choses lues. Jeu particulièrement dangereux lorsqu’il s’applique A des textes qui n’ont pas été écrits et qui ne sont pas, de ce fait, défendus d’avance contre les lectures redoutées ou refusées, et surtout A des propos émis par des locuteurs qui sont loin de parler comme des livres et qui, comme les littératures dites populaires, dont la «naïveté» ou la «maladresse» sont le produit du regard cultivé, ont toutes les chances de ne pas trouver grâce aux yeux de la plupart des lecteurs, même les mieux intentionnés.» (4)  

Il y a, A partir d’une conversation, tout un travail d’écriture A faire car écrire c’est réécrire, traduire, interpréter. Et, dans la situation présente, c’est essayer de déjouer la vigueur des présupposés, parler de ce qui entre dans cette relation, ce qui la fonde.  
Nous avons terminé cette rencontre avec quelques propositions livrées ici sans approfondissement. Cela fera l’objet d’un travail ultérieur auquel nous espérons pouvoir donner suite dans ces colonnes : 
- préciser le projet d’écriture avec les bénéficiaires, collectivement, pour qu’ensemble, ils se posent clairement l’enjeu de cette production, la nature du destinataire, ce qu’on souhaite faire intervenir de soi dans ces circonstances. Etayer cette analyse par une lecture critique du contrat : la nature des questions, leur ordre de présentation, les termes utilisés, la place laissée pour répondre A chaque question… 
- ne pas écrire directement sur le document mais faire des brouillons lus A haute voix, l’écriture jouant un effet de révélation. Si les gens le souhaitent, on peut travailler collectivement leur projet, sinon, on peut faire des lectures critiques et des réécritures de projets anonymement présentés et n’étant pas issus du groupe. 
-    rendre le discours intelligible A celui qui n’est pas lA, user de préambule, titre, sous-titre, notes, guillemets… prévoir les endroits où le lecteur pourrait s’échapper, se laisser aller A ses pré-supposés et tenter de le ramener sur la bonne distance d’écoute en usant de marques typographiques (gras, italiques, sauts de lignes), de parenthèses...  

Sortir de l’illusion partagée 
Le référent peut effectuer une sorte de rotation, un changement de posture. Conscient qu’il peut, malgré lui, exercer une violence symbolique, il peut réfléchir A la manière de contrôler son point de vue en sachant que, dans ce cas, c’est toujours un point de vue sur un point de vue. Trois pistes de réflexion pour terminer :  
- si l’on est persuadé que c’est la société qui dérape et qui a besoin d’être assistée, comment permettre «A ceux qui souffrent de découvrir la possibilité d’imputer leur souffrance A des causes sociales et de se sentir ainsi disculpés...» (5) 
- tout mettre en œuvre pour que l’histoire de vie se lise comme une histoire sociale : «le regard prolongé et accueillant qui est nécessaire pour s’imprégner de la nécessité singulière de chaque témoignage, et que l’on réserve d’ordinaire aux grands textes littéraires ou philosophiques, on peut aussi l’accorder, (…), aux récits ordinaires d’aventures ordinaires. Il faut, comme l’enseignait Flaubert, apprendre A porter sur Yvetot le regard que l’on accorde si volontiers A Constantinople…» (6) 
- il appartient aux travailleurs sociaux d’interpeller le corps social sur le rôle qu’on lui fait jouer pour maintenir, A quel prix, la paix sociale. Il faut extirper ceux qu’on réduit A des sigles (RMI, SDF…) de la situation de malchanceux, d’assistés ou de profiteurs et les révéler comme symptômes d’un système qui est malade : «Le médecin doit s’attacher A découvrir les maladies non évidentes, c’est-A-dire celles, précisément que le praticien ne peut «ni voir des yeux ni entendre de ses oreilles» (…) C’est donc au raisonnement qu’il faut demander la révélation des causes structurales que les propos et les signes apparents ne dévoilent qu’en les voilant.» (7) 
Si le terme référent vient de référer : faire rapport ou en appeler A… comment rendre impossible le choix A l’échelon supérieur. Ça reste A penser. Donc, A écrire. 
 
 
 
 

(1) Points Seuil, pp. 341-343 

(2) Idem, p. 1400 

(3) Idem, p. 1402, 1403 

(4) Idem, p. 1420  

(5) Idem, p. 1454 

(6) Idem, p. 1421 

(7) idem, p.1452. 

 
Yvanne Chenouf